PROLOGUE
Le genou droit à terre, j'attendais en silence. Ma jambe gauche soutenait le bras qui portait l'arc cheysuli. Pour une fois, la discipline apprise de mon père et de mon frère ne me faisait pas défaut. Etais-je en train de progresser ?
Karyon n’aurait eu aucun problème à rester accroupi des heures... Il n'aurait pas fait de bruit...
Le nom de mon grand-père me venait facilement à l'esprit. A un autre homme, les choses auraient sans doute semblé différentes ; pour moi, être le petit-fils du grand monarque était un héritage parfois pesant, d'autant que j'étais son portrait craché.
Distrait par mes pensées, je me laissai surprendre par l'attaque du puma, dont les griffes s'enfoncèrent dans le cuir de mon pourpoint de chasse et dans ma tunique de lin.
Je me relevai d'un bond et tirai mon couteau de ma ceinture...
L'animal était une femelle à la robe somptueuse et aux oreilles bordées de noir.
Elle me regarda et cracha, comme un chat domestique pris par surprise.
Puis elle ronronna.
Avec un juron, je remis le poignard au fourreau.
Je lus de l'amusement dans les yeux ambre du splendide animal.
Je tournai la tête vers l'endroit où se cachait le cerf que je traquais depuis des heures.
Gisant sur le sol, mort, une flèche aux plumes rouges dans les côtes, il avait les plus beaux andouillers que j'aie jamais vus.
— Ian ! criai-je. Montre-toi ! Ce n'est pas du jeu !
Le puma s'assit dans la clairière et entreprit de faire sa toilette, sans cesser de ronronner.
— Ian ? ( Pas de réponse. ) Non, Tasha ! ( Toujours pas de réaction. ) Ian, je sais que tu es là ! Tu n'avais pas le droit ! Ce cerf m'appartenait !
— La proie appartient au chasseur le plus rapide, répondit une voix derrière moi.
Je me retournai. Une fois de plus, j'avais mal estimé sa position. Mon frère sortit des arbres du côté opposé à celui où je l'attendais.
Je jurai, ce qui le fit sourire. Comme je n'avais nulle envie d'entendre un sermon de plus sur la conduite convenant à un prince, je m'arrêtai net.
— Etre à demi assommé par ton lir ne faisait pas partie des règles de la compétition.
— Nous n'avions pas défini de règles. De plus, Tasha a agi de son propre chef. Certes, elle a mes intérêts à cœur...
Ses sourcils s'arquèrent au point de presque disparaître dans sa crinière noire.
— Bien sûr, dis-je sarcastiquement. Tu ne lui aurais jamais demandé de m'attaquer...
— Ce ne serait pas digne d'un homme lige, acquiesça mon frère avec un sourire innocent.
Parfois, il sait être exaspérant !
— Tu devrais lui apprendre les bonnes manières. Mais je suppose que tu la préfères telle qu'elle est, aussi arrogante que toi !
Ian éclata de rire et ne répondit pas. Il se pencha sur le cerf et examina sa proie. Vêtu de cuir fauve, il se fondait presque dans le paysage. Seul le scintillement de l'or, à ses bras, aurait permis de le repérer.
Il suffisait de le regarder pour savoir qu'il était le meilleur chasseur de nous deux ; car on savait, au premier coup d'œil, que mon frère était un guerrier cheysuli : yeux jaunes, cheveux noirs, peau foncée.
Quant à moi, on ne voit dans mon apparence qu'un Homanan aux cheveux fauves, à la peau claire et aux yeux bleus. Même si nous avons en commun un père cheysuli, Ian et moi ne nous ressemblons pas du tout. Pas physiquement, à coup sûr, et pas dans notre éducation. Ian a été élevé à la Citadelle, moi au Palais d'Homana-Mujhar. Même nos accents sont différents. Dans le sien, on entend les intonations chantantes de la Haute Langue cheysulie ; pour ma part, je parle rarement autre chose que l'homanan, avec l'accent de Mujhara.
Je ne fais pas souvent appel à la langue de mes ancêtres.
Ce n'est pas faute d'en avoir envie. Je suis presque aussi cheysuli que Ian. Il est demi-sang ; un quart de sang cheysuli coule dans mes veines. Pourtant, personne en me regardant ne m'appellerait métamorphe. Car je n'ai pas les yeux jaunes, ni le teint et les cheveux foncés des Cheysulis.
Non, le prince cheysuli d'Homana n'est pas un métamorphe.
Il ne me manque pas que l'apparence physique. Je n'ai pas non plus de lir.